You are currently viewing Comme un antique parchemin précieux, on peut tenter délicatement de déplier Mustapha Adane en quatre

Comme un antique parchemin précieux, on peut tenter délicatement de déplier Mustapha Adane en quatre

1 Né dans une impasse

   « Nous sommes des assassins. » C’est par cet aveu du domaine de la criminologie que le plasticien, designer, architecte d’intérieur et dessinateur, sculpteur, peintre et céramiste parle de patrimoine. Car né le 12 mars 1933, Impasse de l’Intendance à la Casbah dans une maison qui s’est aujourd’hui effondrée, Mustapha Adane est aussi restaurateur, de forts d’Alger et anciens remparts de la ville mais aussi de tout ce que le passé à laissé à la postérité. « Il y avait des gens compétents dans ce domaine, on les mit dehors », citant au hasard de la mémoire « Madame Ferdi par exemple », une archéologue de Tipaza et une femme qu’il décrit comme « le croisement entre une sculpture romaine et un être humain », qui a  « défendu les mosaïques romaines là où sont bâties aujourd’hui la police et la gendarmerie. » À la question de l’inconscience, paresse ou préméditation, il lâche le verdict sans appel, « c’est une entreprise criminelle, comme démâter un bateau. » C’est d’ailleurs lui qui travaillant sur la restauration de la vieille prison turque d’Alger, Serkadji devenue Barberousse, découvre par un escalier dérobé une pièce dans l’un des deux niveaux souterrains du sinistre bagne où était entreposées des tonnes d’archives et surtout la fameuse guillotine aujourd’hui au musée du Moudjahid, qui a servi à décapiter de nombreux militants de la cause algérienne. « Tout était prêt pour la transformation de Serkadji en musée mais au dernier moment, l’armée a refusé et changé d’avis. » Triste, pas vraiment, il respecte le passé, aime le présent et observe d’un œil un peu blasé l’avenir, « ma thématique préférée n’est pas le patrimoine, c’est vivre, se laisser vivre, être soi-même, manger tranquillement, ne pas être embêté par l’autre, créer », précisant que « nous avons un patrimoine assez fort pour pouvoir générer de la création, ça fait quand même 4000 ans qu’on est ici. » 

2 J’ai quitté Alger à cause des virages

   À 88 ans, il trône comme un chef de chantier dans son atelier de Bousmaïl où il vit sur le bord de mer à 35 kilomètres de la capitale. Au milieu d’un impressionnant bric-à-brac de céramiques, dessins, pastels, sculptures métalliques, entre plusieurs fours à émaux qui font ressembler son infatigable lieu de travail à une pizzeria, il raconte, sous le tendre regard de sa femme qui le surveille eu égard à son âge. Cet ancien Professeur à l’école des Beaux-Arts d’Alger a quitté la capitale à cause de la foule, la circulation et les virages comme il dit, mais pour autant il ne descend pas à la plage, à quelques pas, lugubre, « esplanade vide aujourd’hui alors qu’à l’époque les gens d’Alger venaient en masse ici. » Il n’oublie pas pour autant son autre métier et a repéré un ancien bâtiment tout près et tout beau à restaurer,  « le maire aurait pu en faire une galerie d’art, ça ne coûte rien », affirme-t-il, pour retrouver immédiatement après le sourire et retourner à ses occupations d’atelier. Mustapha Adane y fabrique des médailles, logos et clefs d’inspiration antique comme la vieille clef d’Alger et son étoile à 8 branches, des  fresques par dizaines comme celle de l’ancien aéroport d’Alger détruite par un attentat à la bombe ou celle de l’hôtel Safir, détruite aussi mais par des restaurateurs, évidemment des crétins. En perpétuelle création, il est l’un des rares à maitriser les techniques d’émail sur cuivre, argent et or, pourtant utilisées depuis la plus haute antiquité en Algérie, « j’ai appris l’émail en Kabylie, sur des bijoux, j’ai vu comment ils travaillaient avec les fours, l’art émane de l’artisan, j’ai mis un temps fou à maitriser l’émail, sur l’or, le cuivre, l’argent, et je comprends que les jeunes ne veulent pas travailler comme ça. » Il reçoit d’ailleurs régulièrement des étudiants des Beaux-arts  qui viennent avec leurs professeurs, « ils sont excités, ils bougent comme des guêpes mais aucun d’entre eux ne veut travailler l’émail, ils ont peur, ils n’ont pas cette volonté de vouloir créer. » Un peu dur avec la jeunesse parce que « la création est une révolution, il faut du contenu », ce n’est pas à elle qu’il en veut vraiment, « il y a une jeunesse vive mais à leur tête il faut bien le dire, c’est du copinage, particulièrement dans le domaine artistique. » Accusé de détestation comme souvent les peintres algériens ou d’ailleurs, il précise : « non je ne hais pas tout le monde, j’aime Nedjaï [peintre], j’adorais Samsom [peintre et graveur mort en 1988], et Racim [peintre, calligraphe et miniaturiste mort en 1975] était un ami et j’ai été embarqué une semaine par la police après son assassinat à cause de notre proximité. » Il reconnait d’ailleurs qu’il y a « de la création un peu partout, surtout depuis le Hirak » mais qu’il ne connait pas les artistes, « je suis enfermé chez moi, qu’est-ce que j’irais faire dehors, il n’y a pas de galeries alors qu’il y a des librairies, comment peut-on connaitre ces jeunes ? » utilisant une belle métaphore, « il y a de l’eau mais pas de puits pour boire, alors on meurt, de soif. » 

   Oui, il y a bien quelques galeries, dont il traite les patrons d’escrocs, et le Mama, Musée d’Art Moderne, « création sordide avec laquelle ils se sont mis plein d’argent dans la poche, mais qui expose là-bas ? Que des Européens en majorité, très peu d’Algériens, encore moins des artistes locaux émergeants. » Pour lui, le problème est profond, « qui achèterait une œuvre d’un jeune peintre alors qu’il n’y a ni collectionneurs ni galeries sérieuses ? » se demande-t-il, même s’il sait qu’il y a « des peintres qui font des merveilles mais travaillent pour des collectionneurs négriers qui revendent en Europe, obligés de produire très vite, pour l’argent, dans des formats déterminés, ce qui casse leur travail. » La relève ? C’est le mot qu’il ne faut pas dire, butant sur son célèbre franc-parler : « il y a un ancien élève à moi qui tient le crachoir depuis 20 ans, il est là, il grossit, il ne veut pas lâcher… » Pas content Mustapha Adane ? « Le seul secteur où je suis satisfait c’est la littérature, il y a beaucoup d’écrivains de talent alors que dans les arts plastiques, il y a de la zlabiya et en peinture des sebbaghines et tallassines. » Il ajoute quand même qu’il y a « des peintres de talent mais qui sont partis, ils ont fui. » Mustapha Adane est-il un dépressif en thalassothérapie à Bousmaïl ? Un regard à son rire qui vient encore de retentir et la multitude d’œuvres aux couleurs chatoyantes qui l’entoure dit exactement le contraire. 

Aouchem est né il y a des millénaires sur les parois d’une grotte du Tassili

   Retour aux sources, alors qu’en Europe se développe le poststructuralisme et le Nouveau réalisme français, à Alger en 1962 les débats font rage et les artistes sont en ébullition depuis le recouvrement de l’indépendance. « À partir de 1830 on n’existait plus », rappelle Mustapha Adane, « ni nous ni notre peinture, mais à partir du 20ème siècle on avait commencé à montrer des tableaux en tant que colonisés, Racim, Mammeri, qui ont exposé un peu partout mais pas dans le cadre orientaliste de l’époque qui a quelque chose de non humain, de cliché avec abstraction du peuple représenté par des figurines. » C’est dans cette ambiance de refus de l’Orientalisme et pour s’éloigner tout autant de la peinture abstraite que de l’impressionnisme d’époque qu’on cherche l’expression adéquate. On en vient même aux mains lors de happening lancés par les artistes de l’époque comme lors de cette première exposition en 1967 où des objets hétéroclites et populaires sont rassemblés en œuvres, qui déclenche des passions, bagarres, décrochages et discours violents. Le mouvement Aouchem nait de ce magma, un manifeste est pondu le lendemain et la rupture artistique est consommée par neuf artistes et poètes, Mustapha Adane bien sûr, Hamid Abdoun, Baya, Mohamed Ben Baghdad, Mahfoud Dahmani, Martinez, Mesli, Saïd Saïdani et Rezki Zerarti, auxquels se joint un peu plus tard Mustapha Akmoun. Premier mouvement artistique qui se détache des orientations politiques de l’époque basées sur le trauma de la colonisation, soldats, scènes de guerre et martyrologie, Aouchem, du mot « tatouage » très présent chez les femmes berbères, signe son côté indélébile, à même la peau, un art algérien qui veut puiser dans le patrimoine national mais aussi africain sans oublier un ancrage universel dans un contexte marqué par les guerres de décolonisation avec un slogan, « le signe est plus fort que les bombes. » Aouchem se justifie ainsi, « il est né il y a des millénaires sur les parois d’une grotte du Tassili », référence à la Préhistoire, ses gravures et peintures rupestres, réinterprétation des Arts populaires avec fusion totale entre artiste et artisan, utilisation de matériaux de récupération et plus proches de la réalité, avec en fond magie, sorcellerie et maraboutisme. Cette liberté totale de création donne une deuxième exposition qui se déroule en sons et images avec une troupe de zornadjia (instrument à vent traditionnel) et des talismans de cuir distribués, avec des bouts de papier écrits dedans pour la magie.

   Après deux autres expositions, le groupe se fissure rapidement, « quelques artistes ont commencé à dire Aouchem c’est moi, c’est moi, donc on a arrêté », explique Mustapha Adane, même si l’esprit Aouchem impacte durablement la scène artistique, avec par exemple Ould-Mohand ou Arezki Larbi. « Le FLN a mis la main sur l’UNAP [Union nationale des Arts plastiques], nous ont fermé la galerie, c’était fini », Mustapha Adane reconnait que « le FLN est intelligent, il a compris autre chose dans ce que nous faisions, qu’il y avait un danger dans ce mouvement avec ce recours à des écritures et une langue ancestrale, l’utilisation du Tifinagh et de l’Algérien dialectal. Avec le recul, il admet que « sincèrement on a mis la main sur quelque chose », et Aouchem 2 le retour arrive en 2012, « une réplique », dit-il, une mise au point pour ces « crétins qui dénigraient Aouchem alors que c’est d’abord une réflexion. 

4 Aouchem 3 comme un film à gros succès ?

   « Je suis vieux, ça ne m’intéresse plus, de toute façon plus personne ne connait Mustapha Adane » avoue Mustapha Adane. « J’adore créer, j’écris beaucoup et j’aurais voulu faire de la musique, surtout de la guitare », art qui pour lui « dépasse l’oreille », expliquant que « dans Bach ou les musiciens de Cordoue, on entend la Chrétienté pour le premier et l’Islam pour les seconds, mais après on n’entend plus que la création, infinie. » Plus tard, il reconnaitra en parallèle que « ça ne m’intéresse pas d’intellectualiser les arts plastiques, il faut juste créer, si on est sensible, on est toujours authentique. » Pas de Aouchem 3 mais encore du Adane, jusqu’à la fin. Il crée, il invente, il cherche, il expérimente, il fait et refait mais que fait-il de son temps libre ? « Des bonsaïs, et je m’occupe des problèmes de ma femme» répond-il. Du Japonais pour les premiers, et un véritable art populaire pour les seconds.

Chawki Amari / Écrivain et journaliste

Oeuvres : Art du feu / Émaux sur céramiques / 30 cm x 30 cm / Mustapha Adane

Laisser un commentaire